Un milieu influent, caractérisé par des conflits d’intérêts et beaucoup d’opacité ;
La dette cachée de la chasse de loisir
La chasse est, selon les chasseurs, une activité économique importante. Qu’en est-il plus précisément ?
Selon un mémoire [1] de fin d’études datant de 2004, le secteur de la chasse, devenue un « loisir », pèserait de l’ordre de 135 millions d’euros par an en Région wallonne.
Ce chiffre mérite d’être commenté.
En effet, ce bilan concerne les recettes (vente du gibier tué) et les dépenses (paiement du permis de chasse, achat de munitions, locations de chasse, lâchers de gibier, frais de nourrissage du sanglier, dépenses Horeca, etc.) des chasseurs, mais il ne tient nul compte des dégâts qui disparaîtraient en l’absence de chasse de loisir, comme les dommages causés aux forêts, à la faune et à la flore par les dérives de la chasse. Il néglige également l’aspect moral de la chasse lorsqu’elle inflige à la faune sauvage des souffrances inutiles.
Dégâts aux forêts et à l’agriculture
Par exemple, ne sont pas pris en compte dans ce bilan les dégâts sylvicoles dus à l’abroutissement (consommation de broussailles et de jeunes arbres par les animaux sauvages), au déracinement des jeunes plantules et à l’écorcement de la forêt, qui sont provoqués par le gibier maintenu artificiellement en surnombre, et qui obligent à des coupes précoces d’arbres dévalorisés contenant des vices cachés (pourriture, fibre sèche, décoloration).
Quant au dédommagement des dégâts agricoles, même mis devant leurs responsabilités, certains chasseurs de loisir rechignent à dédommager les agriculteurs. Ainsi, plutôt que de payer les cultivateurs pour les dommages causés aux cultures par les sangliers, trop nombreux car nourris artificiellement, ils ont tenté de faire payer ces dommages par la Région wallonne en les imputant aux blaireaux. Au début des années 2010, la Région devait payer plus de 400.000 euros par an de dégâts à cause du mustélidé. Ensuite, après qu’une formation ait été mise en place pour bien différencier les dégâts de blaireaux de ceux des sangliers, les dégâts à rembourser par la Région ont été divisés par 10 !
Notons que tous les chasseurs ne sur-nourrissent pas les sangliers, ce sont surtout les chasses « business » de ceux qui dépensent sans compter pour augmenter artificiellement les tableaux de chasse de leurs invités. Les petites chasses des alentours en font souvent les frais, car tout chasseur, dans un rayon de 5 km des dégâts constatés, peut être mis en cause et devoir par décision d’un tribunal participer aux frais occasionnés proportionnellement à la surface de leur chasse, alors qu’ils ne sont pas nécessairement responsables des surpopulations.
Et les revenus des communes ?
Les dégâts occasionnés aux peuplements forestiers sont d’évidence un manque à gagner considérable pour les communes.
Les revenus de la location de territoires de chasse sont souvent considérés par les propriétaires (dont les communes) comme des revenus nets. Un article paru dans la revue Forêt wallonne en 2014 [2] indique, à partir de l’exemple d’une zone de chasse d’une superficie de 1602 hectares, louée par une commune et située en Haute Ardenne, que ce n’est pas le cas si les populations d’ongulés sont en surdensité du fait d’une gestion cynégétique favorisant la quantité de gibier. Les recettes des locations de chasse sont alors inférieures aux frais engendrés par les dégâts de gibier (écorcement, abroutissement, mortalité des plants), par les pertes sur la valeur du bois et par les protections à installer pour le reboisement. Les recettes nettes seraient donc plus importantes pour la commune si la densité de gibier était à l’équilibre.
La disparition de la chasse “loisir” au profit de la chasse “de régulation” conduirait inévitablement à une réduction très sensible des prix des locations du droit de chasse, mais avec un bénéfice indirect bien plus élevé que cette perte pour les communes propriétaires et avec une avancée sociétale importante par la disparition à court terme d’un plaisir de tuer.
La question du nourrissage du sanglier
Parmi les dépenses des chasseurs, la « gestion des territoires » est estimée par cette étude à 12,4 M€/an : cela représente des frais de nourrissage du gibier, d’aménagement et d’entretien du territoire et d’introduction éventuelle de gibier d’élevage. De tels frais ne bénéficient pas à la nature, ils ne servent qu’aux chasseurs. Ils illustrent bien ce que l’activité de chasse est devenue pour certains: une activité d’élevage.
Ces frais de gestion sont du reste dépensés en pure perte pour la collectivité car ils sont contre-productifs pour la qualité des biotopes et de leurs hôtes, parce qu’ils polluent le patrimoine génétique du gibier local et qu’ils ont pour effet d’importer et de disséminer des maladies.
Et que dire des cultivateurs qui sont payés par les chasseurs pour cultiver du maïs en périphérie des bois et le laisser tout l’hiver pour nourrir les sangliers et qui, de plus, sont subventionnés au travers de la PAC ? La superficie concernée atteint plusieurs centaines d’ha pour la Wallonie ! Ou des aménagements cynégétiques qui ne favorisent pas la faune et la flore indigènes et peuvent même se révéler désastreux. Par exemple, entraîner la disparition des reptiles et des batraciens du fait du lâcher de dizaines de milliers de faisans dans la nature pour le tir et du fait de la surabondance des sangliers. Par exemple, organiser la destruction des « nuisibles » considérés comme concurrents, comme la chasse des renards toute l’année, etc.
Le simple abandon du nourrissage permettrait l’économie de coûts inutiles et nocifs pour la biodiversité. Des montants équivalents seraient plus utilement investis pour la collectivité dans des actions de conservation et de restauration des milieux naturels, pour le bien commun plutôt qu’à des fins ludiques.
Des nuisances pour toutes les espèces
D’autres nuisances dues aux dérives de la chasse et de la gestion cynégétique sont négligées dans cette étude : comme la pollution des sols par le plomb, la dépréciation du patrimoine génétique de la faune du fait de l’élevage et de l’importation de souches animales étrangères (petit gibier incapable de se reproduire) ou du nourrissage artificiel du gros gibier (sanglier), la disparition des espèces (oiseaux nichant sur le sol, batraciens et reptiles) due à la surdensité des ongulés et à la banalisation des sous-bois, le désagrément des non-chasseurs empêchés de se balader à cause d’une chasse en cours, etc. Et comment valoriser la perte d’une espèce comme la vipère [3], la gélinotte, les passereaux nicheurs au sol ou du papillon Damier de la succise (Euphydryas aurinia), etc. ?
Chasse ou promenade naturaliste ?
Notons enfin qu’il serait intéressant de comparer les filières économiques de la « chasse », d’une part, et des activités « nature », d’autre part. Les dépenses des promeneurs, des randonneurs, des naturalistes et des photographes nature, etc. sont en plein développement et ne peuvent être négligées (frais de séjour, de guidance et en matériel spécialisé, comme les vêtements et les chaussures adaptés, les jumelles, les guides, etc.). Une thèse de doctorat les a estimées à 2 milliards/an. Rappelons que la forêt wallonne est le premier produit touristique de Wallonie. Le secteur Horeca du sud de la Wallonie en a fait l’amère expérience lorsque des sentiers de promenade ont été interdits pour éviter la propagation de la peste porcine africaine.
La dette cachée de la chasse
Il faudrait aussi tenir compte du coût sociétal des accidents et incidents dus à la chasse, dont sont victimes des chasseurs eux-mêmes, ainsi que de simples citoyens et leurs biens, comme par exemple le nombre de collisions de voitures avec le gros gibier dont le risque augmente avec leur surdensité.
Disons aussi que si la chasse crée du travail, c’est à relativement petite échelle. Cela concerne les participants aux battues et les garde-chasses. Les premiers effraient les animaux pour les faire fuir et les faire tirer par les chasseurs postés. Quant à l’impact sur la nature des seconds, leur travail se limite à alimenter les animaux en fourrage, à limiter le nombre des carnassiers, à organiser les battues, à faire sortir les promeneurs des bois …
Un bilan économique complet doit donc chiffrer aussi la dette cachée des chasseurs envers la société, les écosystèmes et la biodiversité. En effet, les dégâts collatéraux de la chasse de loisir, comme les impacts négatifs sur le tourisme, la production sylvicole et agricole, les milieux naturels … doivent être pris en compte pour une analyse économique globale du secteur. De plus, le secteur économique lié strictement à la chasse est marginal et sans doute pour partie non fiscalisé.
En définitive, tout l’argent consacré à la chasse, sous le prétexte d’une régulation d’animaux artificiellement maintenus en surnombre, serait plus utilement dépensé, du point de vue de la collectivité, de tous les acteurs de la ruralité et pour les générations futures, dans l’achat et la protection de réserves naturelles, l’aménagement de biotopes favorables à la faune sauvage et le maintien des corridors verts qui les relient. C’est là le rôle des associations de protection de l’environnement et de leurs bénévoles qui devrait être plus reconnu et mieux valorisé par la Wallonie.
[1] « La chasse : derrière une passion, tout un secteur économique ? Etude de l’impact économique de la chasse en Région wallonne. » Delwasse Caroline. ULB, Ecole de commerce Solvay, 2004. http://www.cic-wildlife.be/uploads/Caroline_Delwasse.pdf [2] « Les revenus des loyers de chasse sont-ils réellement bénéficiaires pour les propriétaires en cas de surdensité de gibier ? ». Forêt wallonne n° 130. Mai/juin 2014. Baar François, Baudry Benoît et Pirothon André. [3] Etude Graitson (dérives de la chasse)